Mémoire de Slovénie
Ex-Yougoslavie, 1999.
Le Mur est tombé il y a à peine 10 ans. La Slovénie est indépendante depuis 8 ans seulement. Les traces du communisme sont encore présentes dans tous les aspects de la vie courante.
Mon Tonton Jože m’emmène à travers la campagne slovène dans sa Zastava jaune pâle. Je ne sais pas l’âge que j’ai : 10 ans, 15, 20 ? Je suis un gamin dans la tête.
On file sur les routes serpentées par monts et par vaux. Vignes, hameaux, chemins forestiers, vues imprenables se succèdent. Il est fier de me faire découvrir son territoire.
J’éprouve le même sentiment de liberté que deux bikers qui rouleraient en Harley-Davidson à travers Monument Valley. Une véritable reconnexion à soi.
Une parenthèse de lumière
La vie chez mon Oncle et ma Tante est tellement différente de ce que je connais de la maison… Je me sens heureux ici. Mais ça fait drôle de ressentir des émotions positives quand on est persuadé de ne pas avoir droit au bonheur. Ca fait drôle de ne pas être puni à la fin de la journée, même pour un rien.
Jože et son épouse Fanika ne m’imposent rien. Je ne comprends pas leurs règles. Est-ce qu’ils en ont, d’ailleurs ? La vie est si légère ici, avec eux, loin de chez mes parents. Deux décennies plus tard, en thérapie, je comprends que ces moments chez eux m’ont préservé des abus psychologiques de ma mère.
Je n’ai pas l’habitude qu’on se soucie vraiment de moi, comme le font mes oncles, tantes, cousins et cousines de Slovénie.
L’appareil photo, cette échappée
A cette époque, mon appareil photo reflex est un accès à une certaine liberté mentale. Ma mère me laisse cet objet comme on file une peluche à un chien – pour qu’il s’amuse avec et laisse les grands en paix.
Personne de mon entourage ne s’y connaît en photo, personne ne me dit comment je dois faire des photos, c’est une des rares activités où je ne suis pas traité de nul.
Ils n’imaginent pas que cet objet sera l’origine de mon émancipation – sinon ils me l’auraient déjà confisqué. On considère mon intérêt pour la photo comme on observe la curiosité d’un enfant autiste pour un cure-dent. Sauf que pour moi, c’est mon moyen d’évasion et d’expression.
Vue sur Koprivnica, un hameau à l’Est de la Slovénie.
La station-service : première révolte intérieure
Voilà que Stric Jože s’arrête à une station service pour faire le plein de sa Zastava. Dans la Yougoslavie ce cette époque, la Zastava 750 est la copie conforme de la Fiat 500. Les seules couleurs de carrosserie sont jaune pâle et blanc. Elle est répandue comme la Trabant en RDA.
Je suis fasciné par la rusticité de cette voiture à l’aube de l’An 2000. Stric Jože ouvre le capot avant pour mettre le carburant. Ensuite, il prend un carnet où il note scrupuleusement le nombre de kilomètres parcourus et le volume de carburant retiré à la pompe. C’est une opération vitale pour éviter de tomber en panne sèche : la Zastava n’a pas de jauge carburant sur le tableau de bord !
Une question d’enfant, un étonnement d’adulte
Avance rapide. On change de décor. On est en 2022.
Un jeune garçon, invité d’un mariage, me pose une question avec son plus grand sérieux : « Boris, c’est quoi la meilleure photo que tu as faite de toute ta vie ? »
Oh ! Euh… Sa question m’a désarçonné. Jamais personne ne m’avait posé une question aussi… bête, innocente, basique, essentielle.
Laisse-moi réfléchir.
Ma meilleure photo
Ah oui, je me souviens. C’est une photo qui n’a absolument rien de sensationnel. C’était une scène si banale qu’à première vue, il n’y avait aucun intérêt à la prendre.
Et pourtant, cette prise de vue allait me faire passer de l’autre côté du miroir (comme Alice qui découvre un monde parallèle).
Je me souviens de la difficulté intérieure pour faire la photo. Les obstacles que j’ai dû surmonter n’étaient ni physiques ni mécaniques ni réglementaires. Ils étaient mentaux. Et le mental… peut forger des champions olympiques ou réduire des individus en esclaves d’un pouvoir invisible.
L’acte fondateur
Viens, j’t’emmène en 1999 :
Donc voilà. On arrive à la station service avec la Zastava de Tonton Jože. Durant mes vacances, je veux documenter la manière de vivre, le geste du quotidien, banal pour l’autochtone et surprenant pour le touriste. Je veux saisir les tics de mon Oncle. Sa posture, ses mimiques, son rituel – sa personnalité unique et si attachante.
« C’est nul. Pas besoin de faire de photo d’un homme qui fait le plein. Ça va encore coûter de l’argent. Que va penser le pompiste ? Tu es fragile, tout seul au milieu de la station, tu vas te faire attaquer. Les gens ne t’aiment pas. Que va dire le technicien quand il va développer tes pellicules ? Il va se moquer de toi. A qui est-ce que tu montreras ces images ? Qui peut avoir un intérêt à regarder tes photos absurdes ? Tu vas être la risée de toute la France… »
Mille voix menaçantes font un vacarme dans ma tête. (Aujourd’hui je sais que c’était la voix démultipliée de ma mère manipulatrice). Le chœur de petits diables me paralyse. Est-ce vraiment criminel de vouloir photographier une scène ordinaire ?! Pourquoi on m’en empêche ?
La colère monte en moi.
Mes sens sont littéralement en alerte rouge. Je suis tiraillé entre mon envie profonde de prendre une photo tout anodine et les forces sombres dans ma tête qui m’en dissuadent.
Je. Prends. MA. Photo.
Le déclic
Ce n’est pas une photo dont on m’aurait à nouveau imposé le sujet, ni une scène avec des gens qui posent comme une rangée de balais. Non, c’était une photo documentaire. Ma première photo documentaire, faite sur un besoin instinctif, sur MON envie, MON choix. Avoir réussi à déclencher était une victoire sur mes freins psychologiques.
« Jeune homme, ma « meilleure » photo, c’est ça. C’est celle qui a tout déclenché. Ma première photo documentaire, née de ma volonté de saisir une personne importante en action. »
Héritages invisibles
Retour au moment présent. Retour à vous qui lisez ces lignes maintenant.
Stric Jože était viticulteur “en seconde activité”. Il passait son temps libre dans ses vignes. Mais il refusait de se faire portraiturer.
Je ne peux même pas vous montrer son sourire malicieux, sa fierté de partager son vin à table, sa fierté de m’accueillir, moi, le digne fils de son frère qui était parti travailler à la mine en France.
Slovénie. Sur l’autre rive de la rivière Sava, des « kozolec » (des greniers à foin). Il s’agit d’abris en bois typiques de la campagne slovène.
Photographe au service des autres mais plus soumis aux autres
A travers mon histoire, vous comprenez pourquoi, aujourd’hui, je suis ému quand je vois une famille épanouie et fonctionnelle, où les enfants sont traités avec respect par les parents, où les relations entre adultes sont franches et sincères.
Je veux que mon talent serve aux autres. Dans ma famille, ils me frustrent à refuser d’être pris en photo. Tant pis. Je me consacre à ceux qui accueillent mon regard.
Vive les mariages !
Et à quels moments de la vie se réunissent des amis et des proches ? Où ils acceptent de se faire prendre en photo ? Où ils sont sur leur 31 ? Où il se passe forcément plein de choses ?
Aux mariages !
Je veux documenter ces moments pour vous montrer à quel point vous êtes exceptionnels, à quel point votre bonheur – si familier pour vous – n’est ni un acquis ni un dû. Vous construisez votre monde chaque jour. C’est un choix et une responsabilité. Mes photos vous renvoient l’image de la récompense.
Votre relation aimante est un diamant. Je capte son éclat. Parce que certains instants vivent éternellement en nous. Et la photo est son certificat d’authenticité.
Voilà pourquoi
Je suis là, en France, parce que c’est l’histoire des déplacements forcés de ma famille.
Je suis là, en tant que photographe, parce que la photo est mon moyen de laisser de belles choses de mon passage sur Terre.
Je suis là, sur votre chemin, parce que nous partageons les mêmes valeurs.
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Boris, votre photographe compétent et dévoué